Avec La Pâqueline ou les mémoires d’une mère monstrueuse, Isabelle Duquesnoy nous offre un récit aussi dérangeant que fascinant. Entre confession intime, chronique sociale et fable noire, ce roman nous entraîne dans la psyché d’une femme à la fois victime de son époque et bourreau de ses propres enfants. J’ai été happé par la puissance narrative, la langue âpre et la complexité de cette héroïne que l’on déteste autant qu’on la plaint.

La Pâqueline : plongée vertigineuse dans la noirceur humaine
🌑 Un cadre historique implacable
Nous sommes au cœur du XVIIIe siècle, dans un Paris où l’odeur des tanneries se mêle à celle des ordures, où les cris des charrettes côtoient les prières des pauvres. Isabelle Duquesnoy excelle à recréer cette ambiance : rues boueuses, garnisons mal famées, hospices misérables… on sent les pavés sous nos pieds et la suie sur nos doigts. Ce décor n’est pas seulement une toile de fond : il façonne les êtres, les broie, les pousse aux limites de la morale. Dans cette société patriarcale et violente, les femmes n’ont que peu de choix. La Pâqueline, héroïne et narratrice, grandit dans la misère, passée de nourrice exploitée à mère de fortune. Elle rêve d’échapper à sa condition en accumulant quelques pièces, mais finit par s’enfermer dans une spirale de cruauté.
🩸 Une voix narrative glaçante et hypnotique
Tout le roman est rédigé à la première personne du singulier ; nous sommes enfermé·es dans la tête de la Pâqueline. Elle se confesse, mais sans chercher l’absolution. Son ton est tantôt candide, tantôt cynique, toujours directe. Il y a dans sa parole des éclairs de lucidité qui font froid dans le dos : elle sait qu’elle franchit les limites, mais elle s’y adonne avec une forme de logique implacable. Cette immersion totale est la grande force du roman : j’ai ressenti une gêne presque physique, comme si j’étais complice involontaire. Par moments, j’ai dû poser le livre pour reprendre mon souffle… avant d’y retourner, aimanté par cette voix imparfaite et terriblement humaine.
👶 Maternité dévoyée, maternité subie
Le thème central du livre, c’est évidemment la maternité — non pas idéalisée, mais brutale. La Pâqueline accueille des « enfants de la Providence » pour les nourrir contre rétribution. Ce commerce de bébés, très courant à l’époque, tourne vite au cauchemar : sous-payée, affamée, la nourrice en vient à considérer ces nouveau-nés comme des bouches de trop. Là réside toute l’ambiguïté du personnage : est-elle un monstre inné, ou une femme que la misère a métamorphosée ? Isabelle Duquesnoy ne tranche pas ; elle nous laisse face à nos propres jugements. Personnellement, j’ai oscillé entre horreur et compassion, incapable de la ranger dans une catégorie confortable.
✍️ Une écriture charnelle et ciselée
Le style d’Isabelle Duquesnoy est d’une rare intensité. Chaque phrase semble taillée dans la pierre : vocabulaire riche, tournures anciennes, comparaisons organiques. Rien de gratuit : la forme épouse le fond. La langue est poisseuse quand la Pâqueline patauge dans la boue, coupante quand elle brandit un couteau, presque lyrique quand elle rêve d’ascension. Cette maîtrise stylistique rend la lecture exigeante — on n’avale pas La Pâqueline en diagonale. Mais quel bonheur de sentir qu’un écrivain respecte le lecteur au point de le bousculer ! J’ai savouré ce texte comme on savoure un grand cru tannique : il râpe un peu, mais laisse une longueur en bouche inoubliable.
⚖️ Justice, religion et hypocrisie sociale
Au-delà du destin individuel, le roman dévoile les travers du Grand Siècle. Les tribunaux expéditifs condamnent les pauvres pour l’exemple, l’Église ferme les yeux tant qu’elle encaisse les dons, les nobles s’amusent de ces petites gens dont la vie ne vaut pas un liard. Isabelle Duquesnoy dénonce sans prêcher : elle montre, et c’est suffisant. Plusieurs scènes de procès ou d’interrogatoire m’ont rappelé combien la ligne entre justice et vengeance est ténue. La Pâqueline utilise les failles du système pour survivre ; en retour, le système la broie. Cette circularité tragique confère au livre une profondeur presque antique.
💬 Mon ressenti final
La Pâqueline ou les mémoires d’une mère monstrueuse n’est pas un roman facile. Il confronte le lecteur à la noirceur humaine sans filtre. Pourtant, je l’ai refermé avec un sentiment d’admiration. Peu d’ouvrages osent aller si loin dans la zone grise de la moralité tout en restant crédibles. Ce livre m’a rappelé que la littérature sert aussi à explorer ce que nous préférerions ignorer : la pauvreté, la violence domestique, les défaillances de la société. C’est dur, mais nécessaire. Et, paradoxalement, c’est beau : beau parce que sincère, parce que parfaitement incarné. Je recommande chaudement ce roman à quiconque cherche une lecture qui secoue, qui questionne, et qui reste en tête longtemps après la dernière page. Préparez-vous à être dérangé et fasciné.